Livres de janvier – février 2022

LES LARMES DE L’HISTOIRE, de Kichinev à Pittsburgh

Pierre Birnbaum

Gallimard, 199 pages

Dans cet essai d’une grande clarté, l’auteur montre combien la vie juive peut être différente d’un continent à l’autre ; en l’occurrence l’Amérique et l’Europe. Il base sa démonstration sur le travail d’historien de Salo Baron (1895-1989), celui-ci considérant que le judaïsme a trouvé en Amérique sa terre d’élection : pas d’antisémitisme d’état, pas de pogrom, pas de contrainte étatique due à la centralisation. Or, il faut désormais nuancer cette affirmation ; d’une part, le lynchage de Leo Franck à Atlanta, en 1914, a laissé des traces indélébiles dans la communauté ; d’autre part a eu lieu en 2018 le massacre de la synagogue de Pittsburgh.

Dès lors, que reste-t-il de la « goldene medinè » ? L’Amérique va mal et n’est pas tirée d’affaire : les slogans antisémites ont fleuri lors de l’attaque du Capitole et Trump n’a pas dit son dernier mot. Les suprématistes blancs sont prêts à tout pour revenir sur le devant de la scène.

C’est une réflexion lucide sur les dangers qui guettent l’Amérique.

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YANKEL – Celui qui parlait peu

Michel Rotfus

L’Eclat des mots, 335p.

De nombreux enfants d’immigrés, devenus écrivains, ont retracé le parcours de leurs parents ; Yankel fait bien partie de cette lignée, tout en présentant deux particularités : la première tient à la personnalité même du personnage principal, Yankel, un taiseux illettré ; l’autre étant le choix de l’auteur de dérouler cette histoire de façon chronologique précise, faisant le lien avec l’Histoire des juifs de Pologne. Cela fait du roman un quasi « docu-roman ».

Le récit commence en 1910, à Garwolin, petite ville rattachée à la région de Lublin. Reb Leibl vient de subir une terrible offense : son fils Yankel, âgé de cinq ans, a été renvoyé du Heider. Il ne peut ni le comprendre, ni lui pardonner, se détournant définitivement de lui. C’est Wulf, le père de Leibl, qui prend son petit-fils en charge.

Jusqu’à l’âge de vingt ans, Yankel va ainsi passer son temps derrière la vitre à observer le monde extérieur qu’il ne se sent pas capable d’affronter. Wulf va faire de son mieux pour le comprendre, l’aimer et tenter de l’éduquer. Un autre juif, Moyshe va le prendre en apprentissage, le considérant comme ce fils qu’il n’a jamais pu avoir. C’est lui qui l’emmène dans les cercles bundistes naissants, parmi des gens tolérants et sans préjugé.

Très bien documenté, ce roman passionnant permettra à certains d’entre nous de comprendre le parcours de leurs parents, grâce à tous les détails de la vie quotidienne de cette bourgade. Grâce à l’auteur, nous partageons les désespoirs, les chagrins de tout ce petit peuple dont beaucoup parmi nous sont issus.

Un grand merci à Erez pour son travail remarquable.

LE LIBRAIRE DE COLOGNE

Catherine Ganz-Muller

éd. Scrinéo, 277 pages

Les éditions Scrinéo sont essentiellement dédiées à la littérature pour collégiens. Tout comme Oskar jeunesse pour les plus jeunes, Scrinéo traite de sujets qui ont trait à l’actualité et surtout à l’histoire sociale : guerre, intolérance, racisme.

On peut les rattacher à la « littérature engagée ». C’est bien là que le bât blesse : en voulant faire œuvre utile, le risque est de mettre de côté ce qui fait la valeur d’un livre, c’est-à-dire son style, la patte de l’écrivain et tout ce que cela comporte d’émotion.

Basée sur une histoire vraie, l’intrigue de ce roman est très intéressante : obligé de quitter Cologne après la Nuit de Cristal, un libraire juif confie sa chère librairie à son commis, Hans Schreiber. Celui-ci, par attachement à son mentor, et par esprit de résistance, va passer toute la guerre à faire survivre  la librairie, dans les pires conditions. Nous suivons ses efforts au jour le jour, jusqu’à la fin de la guerre et au-delà.

Cette histoire toute factuelle permettra au lecteur de se faire une assez bonne idée de la vie quotidienne dans une grande ville allemande, sous le nazisme.

Cependant, il y manque un peu d’empathie, un peu de chaleur humaine. C’est « trop » démonstratif » selon moi.

Dommage

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LE TYPOGRAPHE DE WHITECHAPEL

Rosie Pinhaas-Delpuech

Actes Sud, 182 pages

Voici un petit ouvrage à la fois passionnant et dérangeant (de mon point de vue). L’auteure, traductrice de l’hébreu, retrace de façon très vivante le parcours cahotique du premier intellectuel qui a voulu créer l’hébreu moderne. Fuyant la Russie, le jeune Brenner s’installe à Whitechapel (Londres), le quartier pouilleux des émigrés juifs. C’est une époque bouillonnante, au cours de laquelle vont émerger des idées nouvelles : défense du prolétariat, sionisme, bundisme …

Brenner, mû par la passion, veut redonner vie à la langue sacerdotale, la langue des hommes, par opposition au méprisable jargon yiddish parlé par les femmes… Devenu typographe, afin de fonder une nouvelle revue, éphémère, il quitte Londres et cherche un lieu où s’installer définitivement. C’est à Hadera (Galilée) qu’il se fixe ; c’est là qu’il sera assassiné.

Replacée dans son cadre historique, cette vie intense, passionnée et troublée (Brenner a semble-t-il un problème avec la gente féminine), est aussi celle d’un prophète illuminé.

Mon seul bémol, il est de taille, concerne la vision du yiddish, ce jargon de bonnes femmes…

A découvrir

L’HOMME QUI PEIGNAIT LES AMES

Metin Arditi

Grasset, 292 pages

Ce nouveau roman de Metin Arditi est l’un de ses plus ambitieux : à partir de quelques données factuelles sur un peintre palestinien du siècle de Jésus, il aborde la question des trois monothéismes, de leur consanguinité et de leur relation à l’art. Vaste sujet…

Avner, jeune homme né dans une famille juive, possède un don prodigieux : celui de peindre des portraits frappants de vérité intérieure. Comme nous le savons, les trois religions du Livre l’interdisent. Afin de pouvoir poursuivre son œuvre, Avner se convertit au christianisme (et devient « Anastase le petit »), en vue de peindre des icônes. Mais de nombreux prêtres s’opposent à lui car ses icônes n’obéissent pas au canon en vigueur. C’est un musulman plein d’empathie qui lui vient en aide.

Cette réflexion sur la religion, sur ses contraintes, ses outrances, ses violences est très clairement un procès à charge : que la religion intervienne dans tous les aspects de la vie humaine n’est pas acceptable. Il faut que la tolérance, la bienveillance et l’ouverture d’esprit soient défendues, comme c’est le cas dans ce roman, par des individus moins obtus.

Intéressant

AMITIE : LA DERNIERE RETOUCHE D’ERNST LUBITSCH

Samson Raphaelson

éd. Allia, 69p.

La bibliothèque possède assez peu d’ouvrages documentaires sur le cinéma. Or, s’il y a un domaine dans lequel les juifs font bonne figure, c’est bien le cinéma. Voici un charmant petit livre, écrit par le scénariste préféré de Lubitsch. Il raconte comment lui, auteur de pièces de théâtre, se met à travailler avec Lubitsch, dans une connivence étroite mais distante. Ce qui l’amène à se poser la question : sont-ils amis ?

La chute de cette histoire est excellente.

Souvenirs très plaisants à lire.

BILLY WILDER ET MOI

Jonathan Coe

Gallimard, 297 pages

Dans ce roman empreint de mélancolie, l’auteur met en scène la rencontre entre deux personnages : Calista, une jeune grecque inculte en vacances aux Etats-Unis, et Billy Wilder en fin de carrière.

Billy Wilder veut réaliser ce qui sera son dernier film, « Fedora » ; il lui faut pour cela trouver un producteur. Cela s’avère très difficile car il n’est plus à la mode. Quant à Calista, musicienne à ses heures, elle va faire une sorte d’apprentissage auprès du réalisateur et de son scénariste Izzy Diamond. Coe nous rappelle aussi que Wilder, sous son apparente légèreté, cache la blessure profonde que lui a laissée la perte de sa mère, morte en déportation.

A partir de cette intrigue, Coe se penche avec humour et nostalgie sur la fuite du temps, sur l’Europe brillante de Lubitsch et de Wilder, restés Européens de culture, sur notre époque qui oublie si facilement ses icônes d’hier.

Excellent roman

N’OUBLIEZ PAS LEURS NOMS

Simon Stranger

éd. du Globe ; traduit du norvégien, 326pages

Ce  qui ressemble au premier abord à une enquête est un roman. Un roman familial basé sur une histoire vraie : celle de juifs norvégiens ayant survécu à la guerre ; assimilés, mais conscients de leur judéité. L’auteur, marié à une juive, découvre peu à peu que l’histoire de la famille de sa femme figure dans les archives nationales, ainsi que sur certains « pavés » nominaux d’Oslo et de Trondheim. L’arrière-grand-père de sa femme, Hirsch Komissar, a été assassiné en 1942. Il découvre aussi que la maison de famille dans laquelle ont vécu Gerson, son fils, ainsi que sa femme et ses enfants en 1948 avait la réputation d’être « hantée ».

En cherchant toujours plus avant, il en comprend la raison : cette maison a servi de repaire à un nazi norvégien dont il va reconstituer le parcours : Henry Oliver Rinan, jeune homme timoré et solitaire, devient le suppôt des nazis en traquant les résistants norvégiens, en les dénonçant et en les torturant avant de les assassiner.

En se focalisant sur l’histoire de Rinan, Stranger écrit une double histoire dans laquelle se télescopent certains épisodes. Ce roman nous semble d’autant plus intéressant que nous savons fort peu de choses sur la vie des juifs norvégiens durant la guerre.

Très intéressant

Et toujours disponible la sélection de novembre – décembre

LE LIVRE DES HIRONDELLES : Allemagne, 1899-1933

Ernst Toller

Séguier, 2020, 335 pages (+++)

Ernst Toller est un socialiste juif allemand méconnu en France, qui a fini par se suicider en 1939, à New York où il s’était exilé. Toutefois, certaines de ses pièces de théâtre ont été jouées en France.

Né en 1893, convaincu très jeune de l’inutilité des guerres, de l’insolente arrogance des nantis, il a mené des combats sans relâche afin d’aider les plus pauvres, de faire entendre leur voix. Sa lucidité lui a permis de comprendre le double jeu mené par les communistes, mais aussi par ceux qu’il nomme « les socialistes de droite ». Cela signifie qu’il n’avait aucune chance d’instaurer cette véritable république dont il rêvait. Au lieu de cela, trahi par une gauche peureuse, il a passé de nombreuses années en prison.

Dans sa cellule s’était installé un couple d’hirondelles. L’observation de ces oiseaux et de leurs oisillons le réconfortait, lui inspirant des poèmes dont l’un figure en fin d’ouvrage. Lorsque ses geôliers s’en sont aperçus, le nid a été détruit…

Cette autobiographie, écrite avec beaucoup de naturel, de vivacité, est passionnante. Peu d’écrivains ont réussi à démêler les fils inextricables de cette époque qui a mené au nazisme. Son sens politique, son regard distancié mais aussi passionné, son intelligence sans concession font merveille.

A lire sans réserve.

VIES DEROBEES

Cinzia Leone

Liana levi, 546 pages ; trad. de l’italien

Trois destins de femmes contraintes au renoncement. La première, Miriam, choisit le suicide plutôt que la soumission. Les deux générations suivantes ne prendront pas le même chemin.

A travers ces trois histoires mêlées, l’auteur se penche sur la notion d’identité : qu’est-ce qui fait de nous ce que nous sommes ? Les aléas de la vie ont-ils le pouvoir de nous transformer ?

Un bon roman facile à lire.

EICHMANN A BUENOS AIRES

Ariel Magnus

éd. De l’Observatoire, 206 pages ; trad.de l’espagnol

Le titre de ce roman laisse à penser que c’est une réponse à l’œuvre de Hanna Arendt. En effet, le point de vue d’Ariel Magnus est très différent. Au départ, le désir d’écrire sur Eichmann vient de la haine de son père à l’égard du bourreau que fut Eichmann. Tout au long de sa vie, Magnus père n’a cessé d’y penser et d’en parler, mais il ne souhaitait pas que son fils écrive un livre sur cet homme si peu humain.

Les sources dont s’est inspiré l’auteur sont assez complètes. Il dresse le portrait d’un homme loin d’être banal. Obsédé par la question juive au point d’apprendre le yiddish, il fut un grand manipulateur dont tous les actes, toutes les paroles, étaient mûrement réfléchis et calculés. Envieux car dévoré d’ambition. Sans le moindre scrupule ni la moindre empathie pour quiconque. Il vécut dix ans en Argentine sous le nom de Ricardo Klement parmi ses acolytes nazis haut-gradés, conscient que le danger d’être reconnu était permanent. La venue en Argentine de sa femme et de ses enfants représenta un danger encore plus grand : en effet, c’est le père d’une camarade juive de son fils qui découvrit sa véritable identité.

On connaît la fin de sa cavale.

L’histoire est assez convaincante. Ce qui pose problème, c’est le style, ou plutôt la traduction. Certaines phrases nécessitent une seconde lecture, il y a nombre de maladresses. La relecture a dû être trop rapide. Dommage.

LE CAUCHEMAR

Hans Fallada

Folio, 320pages

Hans Fallada (pseudonyme) est mort en 1947 à l’âge de 50 ans. Son chef d’œuvre reste sans conteste SEUL DANS BERLIN. Cependant, Le Cauchemar est de la même veine que l’auteur explore sans fin : comment et pourquoi le nazisme a tant infecté le peuple allemand.

Nous sommes en 1945 et la guerre est finie. Herr Doll et sa femme vivent provisoirement dans une petite ville avant de rejoindre Berlin. Doll se tient en retrait de ses compatriotes, n’ayant jamais été nazi. Il éprouve une très grande désillusion sur eux, qui ne changent pas ; sur sa propre vie sans intérêt. Il sait que les Allemands sont maudits, lui y compris. Sa femme malade est devenue morphinomane, l’entraînant dans sa dérive. Le retour à Berlin s’avère catastrophique. Ses cauchemars lui font vivre l’impasse dans laquelle ils se trouvent. Mais Doll va s’avérer plus solide qu’il ne le pense.

C’est avec beaucoup de finesse et d’acuité que Fallada (lui-même morphinomane) décrit cette population désabusée, appauvrie, hargneuse, si désireuse de survivre ; cette population qui n’a pas encore pris la mesure de l’horreur dans laquelle elle a pris sa part.

Roman sous tension, qui pourrait sembler révoltant à bien des victimes encore vivantes.

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