Yitskhok
Niborski
Il n’y a rien d’étonnant dans le fait que la préhistoire et le début de l’histoire du Bund aient été marqués par une certaine indécision en ce qui concerne les questions nationales et culturelles.
En la matière le seul point complètement clair dans les conceptions des jeunes intellectuels juifs russophones qui ont adhéré les premiers aux idées socialistes, avant d’aller les diffuser parmi les travailleurs juifs, était celui qui concernait l’internationalisme du mouvement révolutionnaire.
Entre les langues
Par contre, la continuité de la langue de la culture populaire, qui allait de soi pour les socialistes d’autres peuples, n’était en rien évidente aux yeux de ces petits enfants du mouvement des Lumières qui avaient remplacé l’instruction par la révolution, en guise de panacée pour les maux du peuple.
Tout comme la Haskala russe dont ils reprenaient le flambeau, ils fluctuaient en matière de langue entre l’hébreu, c’est le cas d’Aaron Liberman, entre le russe, qui leur était naturel, et le yiddish choisi dans un premier temps par souci d’efficacité.
Et puisque la question linguistique et culturelle s’inscrivait nécessairement dans le cadre d’une définition d’ordre nationale, comment pouvaient-ils avoir d’emblée une position catégorique, alors que ni les tenants de la Haskala, ni même l’orthodoxie religieuse majoritaire dans les communautés n’en possédaient une.
Eu égard à tout cela, on trouvera plutôt étonnante la célérité du processus par lequel le jeune Bund a élaboré une réponse cohérente à la question nationale et culturelle.
La résolution souvent citée du IVe Congrès en 1901, qui affirme que les Juifs de l’Empire russe constituent une nation spécifique à laquelle reviennent des droits nationaux, dit aussi clairement, qu’aux yeux du Bund ces droits, que l’ensemble des Juifs et des socialistes parmi eux se doivent de revendiquer, prennent la forme d’une autonomie nationale dans le domaine de la langue, de l’éducation populaire et des autres aspects de la culture nationale.
C’était là le premier pas vers la formulation d’un programme national complet qui fut terminé en 1905.
Contre les léninistes
Ces revendications du Bund étaient une première dans la Russie des tsars.
Pour la première fois, en effet, une formation socialiste organisée tenait, et cela en plein essor de son développement révolutionnaire, à mettre à l’ordre du jour la difficile question des minorités nationales et proposait l’application des idées nouvelles qui commençaient seulement à se frayer un chemin dans les rangs de la social-démocratie autrichienne.
En agissant de la sorte, le Bund forçait les autres courants socialistes de l’Empire russe à prendre conscience d’un problème qui était et reste encore vital pour les populations de l’Europe centrale orientale.
Et ce n’est pas un hasard que la réaction la plus virulente contre le programme national du Bund soit venue du côté des gens de l’Iskra, le courant léniniste, noyau du futur bolchévisme.
On peut dire qu’en ce qui concerne le Bund, la même approche qui l’avait poussé à adopter sur le plan de l’organisation un modèle démocratique où la priorité était donnée à la volonté des organisations locales des travailleurs et plus largement aux intérêts de la base, cette même approche donc, transposée aux domaines culturels, l’amenait à surmonter résolument les ambiguïtés de la courte période dite de neutralisme pour se donner tout de suite un programme national épousant les aspirations spontanées des travailleurs juifs.
Par contre, du côté léniniste, la même pensée qui était la leur, qui exigeait une organisation centralisée et une discipline verticale d’appareil, prétendait en matière culturelle trancher la question des minorités nationales dans un esprit dogmatique, sans prendre en compte les aspirations réelles des populations porteuses des cultures minoritaires.
Le programme national du Bund, jamais vraiment appliqué, constituait pourtant l’ébauche d’une réponse juste, anti-impérialiste et anti-hégémonique, à ces problèmes ardus des minorités nationales, y compris pour les minorités extraterritoriales.
Le yiddish et la laïcité
Sur le front culturel interne le Bund s’est identifié à un courant qui n’était qu’à ses balbutiements : la culture séculière en langue yiddish. Les deux choix, celui du yiddish et de la laïcité, ont été faits dans l’esprit qui était celui du Bund : profondément démocratique et largement perméable à la sensibilité des masses populaires.
C’est justement pour cette raison que la démarche concernant la langue a été différente de celle qui touchait à la religion.
Si le yiddishisme du Bund a été combattif voire agressif, c’est qu’il se savait en résonnance avec le sentiment de la masse populaire peu ou pas du tout instruite en hébreu et ayant donc le yiddish pour seule langue. Une position si tranchée ne pouvait manquer de donner lieu à certaines exagérations et attitudes unilatérales. Ainsi la seule représentante du Bund à la Conférence de Czernowitz de 1908, Esther Frumkin, a été aussi la seule à exiger contre vents et marées, qu’on attribuât au yiddish le statut d’unique langue nationale du peuple juif. Position, il faut l’avouer, qui faisait fi du rôle vital joué par l’hébreu, le loshn-koydesh, dans la structuration de la culture populaire juive, y compris pendant tout le XIXe siècle.
Par contre, le laïcisme du Bund n’avait rien de combatif. En Europe orientale, le Bund n’a jamais mené de campagne anti-religieuse. Il se bornait à laisser agir la tendance spontanée des travailleurs de la jeune génération, aux yeux desquels la lutte sociale et l’instruction moderne constituaient des besoins vitaux, au point de les éloigner tout naturellement des modèles de vie et des institutions typiquement orthodoxes ou hassidiques. Mais à l’intérieur des institutions communautaires, lorsqu’il s’est décidé à y participer, le Bund a adopté le plus souvent une attitude respectueuse envers les formes de judaïsme traditionnel auquel une grande partie de la mase populaire adhérait toujours.
Le milieu littéraire yiddish
Avant même la création du Bund, des liens de sympathie s’étaient noués entre les premiers cercles des travailleurs juifs et certains milieux de la littérature yiddish. On se souviendra que la fréquentation de réunions clandestines de travailleurs a valu à Yitzkhok Laybush Peretz une courte période d’emprisonnement à Varsovie. C’est le même Peretz qui exprimait la protestation des travailleurs juifs et inspiraient leurs combats par des poèmes comme Meyn nisht, di velt iz a kretshme, Ne crois pas que le monde est une taverne, et des nouvelles comme le Shtrayml ou Bontshe Shvayg écrites dans les années 1890.
De même Dovid Pinski, jeune disciple et ami de Peretz, accompagna les premières années du Bund, en tant que militant et aussi écrivain. Et ce fut la maison d’édition bundiste Di Velt [Le Monde] à Vilnè qui publia en 1905 le drame de Pinski La Famille Tsvi, dont le sujet est le pogrom de Kichinev.
Cela malgré le fait que le personnage le plus convaincant de la pièce soit un vieillard pieux qui meurt en martyre de la foi juive.
Les cercles de travailleurs socialistes, ainsi que plus tard les bibliothèques populaires bundistes de centaines de villes et de bourgades et les maisons d’édition du Bund Di Velt (plus tard de la Kultur-Lige), ont ouvert pour la littérature yiddish un champ d’action immense, ce qui a eu une influence décisive sur tous les aspects du développement culturel.
Bien sûr, la force du Bund et son rôle par rapport à la littérature ne pouvait manquer de poser à terme le risque d’une mainmise du mouvement sur l’ensemble de la vie littéraire.
Pendant les premières années du siècle, Peretz et d’autres dénoncèrent, avec raison, certaines pressions idéologiques dangereuses. Mais il faut dire à l’honneur du Bund que, en général, il a su résister à la tentation de vouloir imposer des diktats partisans à la vie littéraire, y compris aux moments et aux endroits où il avait le pouvoir de le tenter.
En témoignent, entre plusieurs autres faits, l’amitié exemplaire qui lia Vladimir Medem à un écrivain apolitique, on pourrait même dire bourgeois, comme Yankev Dinezon, jusqu’à la mort de ce dernier ou les rapports cordiaux qu’entretenaient Yekhiel Yeshaye Trunk, le plus en vue des écrivains bundistes dans la Pologne de l’entre-deux guerre, avec des auteurs comme Aaron Tsetlin ou Yitskhok Bashevis [Singer] situés aux antipodes du socialisme et du laïcisme.
Dans le même esprit de tolérance, les bundistes ont continué à considérer comme membres de leur famille des auteurs comme Shin An-ski ou Alef Vayter, bien que leur appartenance au mouvement ait été interrompue au bout d’un certain temps.
On peut dire, d’une manière générale, qu’à une époque où la vie associative et culturelle des Juifs se distinguait par les déchirements politiques, le sectarisme et l’intolérance, l’attitude du Bund envers la culture yiddish, sans être complètement libre des traits fâcheux de ce regrettable esprit du temps, est demeuré néanmoins, dans une large mesure, ouverte et souple.