Israël, le sens d’un boycottage
Depuis des semaines, les médias italiens se sont mobilisés autour de la question du boycottage de la Foire du livre de Turin, qui célèbre Israël à l’occasion de son soixantième anniversaire. Nous avons tout entendu, des contre-vérités et des déclarations qui ont semé la confusion sur les termes du débat et les positions respectives.
Je ne suis pas l’initiateur de cet appel au boycottage et, lorsque j’ai été appelé par un journaliste de l’agence ATIC, j’ai effectivement soutenu cette action en affirmant que cette célébration était une provocation et que l’on ne pouvait pas tout accepter de l’État d’Israël (je n’ai jamais dit : qu'”on ne pouvait rien accepter d’Israël” : cette mauvaise traduction de la langue arabe est due à l’ATIC, qui a reconnu son erreur).
Le boycottage ne signifie pas nier l’existence d’Israël : je ne nie pas cette dernière, mais je m’oppose à la politique d’occupation et de répression des gouvernements israéliens successifs. J’ai combattu et je continuerai à combattre l’antisémitisme et le racisme : je participe à des cercles de réflexion judéo-musulmans, mais je n’accepte pas le chantage auquel des politiciens, des intellectuels et certains médias nous soumettent.
Confondre la critique de la politique d’Israël avec l’antisémitisme est une imposture.
Une injure à la conscience humaine et à la dignité des Palestiniens qui consiste à se mettre aveuglément du côté des plus forts en considérant que la vie des plus faibles n’a pas de valeur. La célébration des 60 ans d’un État, sauf à nous prendre pour des imbéciles, est éminemment politique.
S’y opposer ne veut pas dire nier la culture et la liberté d’expression des écrivains israéliens. Leur invitation est légitime même si l’absence d’invitation aux auteurs israéliens arabes, chrétiens ou musulmans, est bien étrange : quelle idée les organisateurs de la Foire se font-ils de la composition de la société israélienne ? On a affirmé que mon soutien s’apparentait à une fatwa ! Non content d’avoir déformé ma position, voilà que l’on veut y ajouter le scandale et la frayeur en utilisant le mot “fatwa”, qui rappelle la triste “affaire Salman Rushdie”.
Outre le fait que j’ai condamné dès le début la fatwa contre ce dernier, il faut préciser que ce soutien au boycottage n’a rien d’un avis religieux.
En panne d’arguments, mes adversaires veulent me diaboliser : “Tariq Ramadan est un antisémite qui a lancé une fatwa !” Un tel propos est indigne de gens qui disent respecter la culture et le dialogue. Je n’ai rien à ajouter sur ce point.
Le boycottage est le moyen que les défenseurs des droits des Palestiniens ont choisi, en Italie, pour faire entendre une voix de protestation dans l’hymne d’une célébration d’Israël qui cache la sombre réalité des territoires occupés.
J’ai appris récemment que les organisations de défense des Palestiniens avaient, en France, fait un choix inverse : elles ont décidé de s’installer fermement au prochain Salon du livre (du 14 au 19 mars), d’y commémorer les soixante années de l’autre réalité, celle de la Nakba (catastrophe) des Palestiniens, et d’inviter des intellectuels et des auteurs arabes, palestiniens et israéliens à en débattre. Je soutiens cette initiative sans aucune réserve : il s’agit, ici aussi, de défendre la dignité des Palestiniens et de ne pas permettre que la célébration des 60 ans d’Israël puisse faire l’impasse sur le sort d’un peuple réprimé et sacrifié.
Boycottage à Turin, présence critique à Paris, il n’y a rien là de contradictoire. Ce qui compte aujourd’hui, au-delà des stratégies employées, c’est de rompre le silence, de faire entendre des voix qui refusent les manipulations politiques et exigent que la politique des gouvernements israéliens successifs soit jugée comme toutes les autres quand elle est indigne et qu’elle ne respecte pas les résolutions de l’ONU et le droit international.
Il s’agit de rappeler les soixante années de colonisation, de déplacement de populations, d’exil et de morts palestiniens qui sont le miroir négatif de la célébration d’Israël. Contrairement à ce qu’affirme Marek Halter (Le Monde du 15 février), je n’ai jamais appelé à la destruction d’Israël et je ne suis l’idéologue d’aucun Etat ni d’aucune organisation dont ce serait le programme. Ces propos sont consternants et malhonnêtes.
Je continue de penser que le choix d’Israël comme invité d’honneur, au moment où le peuple palestinien se meurt à Gaza, est une maladresse et une faute. Ce geste est exactement à l’image du positionnement politique de l’Europe : on célèbre Israël, on maintient constamment la confusion entre critique politique et antisémitisme et, surtout, on entretient une “conspiration du silence” vis-à-vis de la politique d’apartheid d’Israël. Ce choix “culturel” fait écho au silence “politique” en contribuant à déplacer le problème comme les partisans aveugles de la politique de l’Etat d’Israël savent si bien le faire.
Au moyen du boycottage, ou en organisant une autre célébration, un “autre Salon” au coeur du Salon du livre, l’objectif est le même : dénoncer l’injustice ! Qui donc pourrait aujourd’hui nous reprocher d’utiliser tous les moyens pacifiques que nous avons à notre disposition ? Les excès des réactions verbales auxquelles nous avons eu affaire prouvent que la violence n’est pas du côté que l’on croit.
Notre silence, dans les pays majoritairement musulmans comme en Occident, est l’une des causes de la violence au Moyen-Orient ! Nous sommes nombreux, et parmi nous des Israéliens et des juifs, à avoir décidé de ne pas nous taire à l’heure où l’on célèbre l’anniversaire d’un Etat qui pratique les assassinats politiques ciblés et affame tout un peuple. Je participerais sans aucune hésitation à des panels de discussions et de débats avec des auteurs israéliens sur des questions littéraires et philosophiques ou encore, par exemple, sur le sens et le droit de critiquer Israël.
Je serais le premier à répondre à une telle invitation et à encourager les auteurs arabes, palestiniens, chrétiens et musulmans à y répondre positivement. Néanmoins, de toute la force de ma conscience et de mon intelligence je m’opposerai aux manipulations politiciennes quand certains célèbrent de façon festive et que d’autres se meurent en silence et sans dignité.
Tariq Ramadan, islamologue, professeur à l’université d’Oxford, Saint Antony’s College