Richard
Marienstras
J’ai décidé d’envisager l’actualité dans les deux sens possibles du terme : l’actualité immédiate (et un événement récent m’a donné un exemple merveilleux) et puis l’actualité pris dans un sens plus large.
Trois points dans mon exposé : la question de la lutte des classes dans le Bund et au-delà, les questions culturelles et nationales et la doykeit.
La question de la lutte des classes fut l’une des premières à se poser aux jeunes intellectuels juifs et aux groupes juifs clandestins qui se formaient à partir de 1880 en Lituanie et en Russie blanche principalement parmi les salariés de l’artisanat et de la petite industrie.
Ils poursuivaient d’abord des buts purement économiques, puis comprenant qu’il n’était pas possible de mener la lutte économique sans lutter en même temps contre l’absolutisme russe, ils s’engagèrent dans des voies révolutionnaires.
On considère à cet égard que le discours prononcé par Martov le 2 Mai 1895 à Vilna, devant un petit groupe d’agitateurs juifs marxistes, fut une étape importante dans la formation de l’idéologie du Bund. Il y affirme, bien sûr, que « la lutte des classes est le seul moteur de l’histoire » et que « la destruction de l’idéalisme doit accompagner la destruction de l’aristocratie ».
Mais Martov proclame aussi que les travailleurs juifs doivent agir en tant que Juifs dans les luttes révolutionnaires et démêler ce qu’il y a de spécifiquement juif dans les problèmes et les situations qu’ils affrontent. Sociaux-démocrates juifs se sont jusqu’à ces jours contentés de s’aligner sur les ouvriers russes et n’ont fait que survoler les problèmes spécifiquement juifs. Ils se sont exprimés en russe et n’ont pas créé « de contacts avec les masses juives qui ne comprennent pas le russe ».
Bien qu’ils aient lié leurs espoirs à ceux du mouvement russe, ils ont élevé leur mouvement à un niveau que le mouvement russe n’a pas encore atteint.
Martov poursuit en affirmant que le prolétariat juif ne peut simplement s’en remettre au prolétariat russe et polonais car les dirigeants de ceux-ci pourraient être amenés à faire des concessions aux dépens des Juifs.
Par conséquent, le prolétariat juif doit être prêt à combattre en tant que groupe juif politique organisé, aux côtés d’autres groupes, « pour sa liberté économique, civique et politique ». « Une classe ouvrière, dit-il, qui se contente de la situation d’une nation inférieure ne s’élèvera pas au-dessus de la situation d’une classe inférieure.
La passivité nationale des masses juives est aussi un obstacle à l’accroissement de sa conscience de classe, l’accroissement de sa conscience de classe et celui de la conscience nationale doivent aller de pair ».
Bien que Martov devenu compagnon de Lénine avant de passer aux mencheviks eut attaqué les positions du Bund au moment de la polémique avec l’Iskra en 1902-1903, les formulations qu’il avait lancé dans ce discours intitulé Sur les réalisations théoriques et pratiques du mouvement et publié en 1900 dans une brochure ayant pour titre Un tournant dans l’histoire du mouvement ouvrier juif, ces formulations restèrent au centre des débats idéologiques du Bund pendant de longues années.
D’abord parce que la postulation révolutionnaire et la postulation nationalitaire furent souvent senties comme contradictoires et parfois tout simplement incompatibles. Ensuite parce qu’il ressort clairement de l’analyse de Martov, que le mouvement ne peut se contenter de n’être qu’un mouvement d’intellectuels qui iraient éclairer les masses.
Celles-ci doivent participer à l’orientation du parti.
On a noté que contrairement aux autres groupes révolutionnaires de Russie, formés le plus souvent de seuls intellectuels, le Bund fut gouverné pendant presque toute son existence avec la participation active des travailleurs. D’ailleurs sur les treize participants au congrès de fondation du Bund les 8-9 et 10 octobre 1897, cinq seulement étaient des intellectuels et les autres des artisans ou des ouvriers.
Enfin, c’est cette conception de la vie du parti qui a incité une majorité de bundistes à refuser les conceptions autoritaires et centralisatrices de Lénine et à revendiquer, au cours de leur congrès de 1901 (IVe Congrès) une participation à l’union fédérative des partis sociaux-démocrates de Russie – ce qui leur valut les foudres de Lénine– et qui provoqua le passage de la majorité des bundistes chez les mencheviks au Congrès de Londres de la social-démocratie russe en 1903.
L’importance de la lutte des classes fut également soulignée dans la fameuse brochure d’Arkadi Kremer De l’agitation, écrite en 1893 et publiée à Genève en 1896. Il y critique la tactique employée par les sociaux-démocrates russes qui ne prêtent pas assez attention aux besoins économiques des masses laborieuses.
Ainsi, la lutte pour la liberté de parole et d’association ne sera comprise par les masses, que si elles comprennent que ces libertés sont nécessaires dans la lutte pour leurs propres intérêts. Pour stimuler la conscience politique du prolétariat, il faut lui faire clairement percevoir les conflits de classe qui existent dans la société capitaliste en commençant par les conflits économiques mineurs, car de tels conflits seront pour eux plus évidents.
Tout cela s’accompagnait de sorties contre les « théories du socialisme scientifique », ce qui, sans doute, devait frôler un peu l’économisme que critiquera civilement Lénine.
Alors que dans cette brochure il ne parle pas des ouvriers juifs en tant que tels, dans son discours au congrès fondateur du Bund, en 1897, il devait dire : Une union générale de toutes les organisations socialistes juives n’aura pas seulement pour but de lutter pour faire aboutir les revendications politiques russes en général. Elle aura aussi pour tâche de défendre les intérêts spécifiques des travailleurs juifs, de lutter pour les droits civiques des travailleurs juifs et surtout de lutter contre les lois discriminatoires anti-juives. Cela, par ce que les travailleurs juifs ne souffrent pas seulement en tant que travailleur mais aussi en tant que Juif.
Cette insistance sur la lutte des classes nous intéresse-t-elle encore aujourd’hui ?
N’a-t-on pas, avec l’effondrement du socialisme réel et la réforme ou la transformation du parti communiste européen, remisé la lutte des classes au vestiaire ?
Précisons d’abord qu’il s’agit, aujourd’hui en tout cas, de la lutte des classes, pas de la guerre des classes.
Et puis la notion n’est pas du même ordre que le centralisme démocratique.
Il s’agit d’un fait social, qui existe ou bien un fait qui n’existe pas.
Avouons-le qui n’a pas un instant rêvé que la lutte des classes n’existe plus et qu’avec la mondialisation nous entrions dans l’ère où ne se joue que le combat du dirigisme contre le libéralisme.
Nous rêvions, je crois.
Mais nous n’avons pas rêvé que Jean Gandois président du CNPF a dit le lundi 13 octobre [1997] peu après 15 heures, qu’il démissionnait de ses fonctions et expliquait qu’il est plus un négociateur qu’un tueur et qu’il n’a pas le profil nécessaire pour défendre les entreprises dans les prochains mois et qu’après la décision du gouvernement de légiférer sur les 35 heures, les entreprises n’ont d’autres choix qu’un combat très dur sans pitié. Le dialogue social va être interrompu.
Oui avons bien entendu.
Au lieu du dialogue social, la guerre des classes entre les tueurs et le gouvernement.
Nous n’avons pas rêvé non plus quand nous avons entendu et vu Jean Gandois, vendredi 10 octobre, déclarer : Nous avons été bernés tout au long de la journée, l’idéologie a triomphé de la raison, nous avons perdu une bataille mais nous n’avons pas perdu la guerre.
(Sur les 35 heures avec des interventions de Jean Gandois)
La guerre.
Certes, il devait déclarer un peu plus d’une heure plus tard, au journal de 20 h de France 2, « non je n’ai pas été berné quand personne ne m’avait rien promis ». Il reste que voici la lutte des classes réhabilitée par ceux-même qui en niaient le plus souvent l’existence, les patrons.
Du coup, on ne peut qu’applaudir Jacques Julliard qui écrit : Oui, Jean Gandois a raison, la fixation à 35 heures de la durée légale du travail par le gouvernement Jospin est de nature idéologique.
Et alors ?
C’est cette même idéologie qui inspirait au début du siècle les syndicalistes révolutionnaires de la CGT quand ils proclamaient fièrement à partir du 1er mai 1906 : nous ne travaillerons plus que 8h par jour.
Il fallut attendre la loi du 23 avril 1919 pour obtenir satisfaction. C’est encore cette même idéologie qui était à l’œuvre en 1936 avec le mot d’ordre des 40h qui figurait d’abord dans le programme communiste avant d’être repris sous la pression des grèves sous le gouvernement Léon Blum. Elle reposait sur cette idée simple et juste que le progrès technique doit se traduire à un moment donné par un progrès social. A quoi les patrons ont invariablement répondu que le temps n’était pas encore venu et que le moment actuel était mal choisi à cause de la concurrence internationale.
Bien entendu, il n’y a plus guère de classe ouvrière juive en diaspora. Le monde a changé. Il n’est pas très difficile d’adapter aux considérables classes moyennes juives dans le monde, les objectifs de justice sociale et de résorption du chômage contre lesquelles le patronat vient de se prononcer.
Les leçons du Bund, même sur ce plan, ne doivent donc pas être oubliées.