Une “gentillesse” trop brutale
Deux grands dangers menacent la mémoire de la Shoah : le premier, c’est de ne pas en parler ; le deuxième, c’est de mal en parler. Quand Primo Levi en 1946, la rage au ventre a voulu témoigner, son livre Si c’est un homme n’a pas dépassé 700 exemplaires tant il était insupportable. A la même époque, une grande fille de 14 ans racontait l’histoire supportable d’une gentille famille qui s’aimait et se disputait en huis clos, comme tout le monde. On s’identifiait à cette gamine intelligente et sympathique qui, à la fin du livre, mourait joliment, emmenée par un assassin invisible, la Gestapo. Le spectateur, ému, pleurait avec plaisir, et cette représentation, à la fois vraie et romancée, a joué un grand rôle dans la très nette diminution de l’antisémitisme en France.
Le poids des morts
Le 13 février, lors du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), notre sympathique président, dans son désir de bien faire a décidé de “confier à chaque élève de CM2 (10 ans) la mémoire d’un enfant français victime de la Shoah“.
Ma première réaction fut une crispation désagréable, comme si j’avais pensé : “C’est une gentillesse criminelle !” J’ai alors cherché autour de moi des cas où des adultes bien intentionnés avaient fait porter à un enfant le poids d’un autre enfant disparu. Dans mon expérience de praticien, quand un bébé est mis au monde afin de remplacer un aîné qui vient de mourir, on appelle ça un “enfant de remplacement”. Ces cas ne sont pas rares, et ces enfants souffrent d’un difficile développement affectif. Ils disent : “Pendant toute mon enfance, j’ai dû aller sur ma propre tombe puisque je portais les vêtements et le nom du mort dont je voyais la photo sur le marbre de ma tombe. Je n’étais pas aimé pour moi-même puisque l’autre était idéalisé donc mieux que moi. Dans ma famille, on n’aime que les morts. Si je veux être aimé, je dois me suicider.” Le poids d’une telle mémoire est un lourd fardeau pour un enfant de 10 ans.
Concurrence victimaire
Beaucoup de petits ne réagiront pas de cette manière. Si leurs parents soupirent d’un air excédé “encore la Shoah“, comme beaucoup de gens l’ont fait dès la fin de la guerre, les écoliers réciteront la mort du disparu comme une corvée ennuyeuse, une punition peut-être ? La banalisation de la Shoah leur mettra en mémoire que l’assassinat de sept adultes sur dix et de neuf enfants sur dix n’est qu’un détail de l’histoire. Beau cadeau pour les négationnistes. Dans certains groupes religieux qui composent notre société, on réagira avec colère : “Il n’y en a que pour les juifs, nous aussi on a souffert“, diront certains immigrés. Ils nous expliqueront que dans leurs pays d’origine on a tué beaucoup moins de juifs. “La persécution des juifs d’Europe ne fait pas partie de notre histoire“, diront-ils, exaspérés. D’autres déclareront, et ce sera justice, que les Arméniens aussi ont le droit de se plaindre et les Cambodgiens et les Rwandais et pas seulement le lobby juif. (Tiens, il y aurait donc un droit de se plaindre ?) J’en prévois même qui seront heureux d’ajouter que la mémoire des petits Palestiniens tués devra, elle aussi, être citée dans les écoles.
Le statut de victime
Enfin, les survivants de la Shoah, qui aujourd’hui atteignent un âge certain, entendront en une seule sentence disqualifier les efforts de toute leur existence. Ils se sont tus pendant quarante ans parce que la Shoah était difficile à dire et impossible à entendre. Ils croyaient même que leur silence protégerait ceux qu’ils aimaient. C’est difficile de se poser en victime, vous savez, c’est indécent même, tant ça gêne les autres. Tout le monde est complice du déni qui fait taire les survivants. Pour sortir de leur agonie psychique, ils n’avaient qu’une seule idée en tête : redevenir comme les autres, réintégrer la condition humaine, reprendre leur dignité. Et voilà qu’en une seule phrase on les remet à leur place de victime ! On les repousse dans le destin qu’ils avaient réussi à combattre. On leur impose la carrière de victime qu’ils avaient évitée et que désormais on pourra à nouveau leur reprocher.
Et puis surtout, surtout, monsieur le président, avec votre projet vous demandez aux enseignants d’entraîner les enfants d’aujourd’hui dans le malheur des enfants juifs du passé. Bien sûr, il faut parler de la Shoah, mais pas n’importe comment. Il faut donner la parole à Anne Frank, à Primo Levi, aux historiens, aux philosophes, aux témoins, à ceux que le malheur a embarqués dans la rage de comprendre. Notre dignité, c’est de faire quelque chose de la blessure passée, ne pas nous y soumettre et surtout ne pas entraîner d’autres enfants dans la souffrance.
Boris Cyrulnik est neuropsychiatre.